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Une fois que l’on commence à comprendre ces choses, on peut envisager comment Ravage était emprisonné alors que Sauvegarde avait perdu l’esprit, utilisé pour créer la prison. Bien que la conscience de Sauvegarde soit en grande partie détruite, son esprit et son corps demeuraient puissants. Et en tant que force contraire de Ravage, ils pouvaient toujours empêcher Ravage de détruire.
Ou du moins, l’empêcher de détruire les choses trop vite. Une fois son esprit « libéré » de sa prison, la destruction s’accéléra fortement.
— Projetez tout votre poids ici, dit Sazed en désignant un levier de bois. Les contrepoids vont tomber, abaisser les quatre portes d’écluse et empêcher l’eau de s’écouler dans la grotte. Toutefois, je vous préviens : l’afflux d’eau sera assez spectaculaire. Nous devrions être en mesure de remplir les canaux de la ville en quelques heures, et je soupçonne qu’une portion de la partie nord de la ville sera inondée.
— À une échelle dangereuse ? demanda Spectre.
— Je ne crois pas, répondit Sazed. L’eau va se déverser dans les conduits de la station de distribution toute proche. J’y ai inspecté le matériel, qui me paraît en bon état. L’eau devrait s’écouler directement dans les canaux, et de là, ressortir dans la ville. Quoi qu’il en soit, je n’aimerais pas me trouver dans ces rues creuses quand cette eau surgira. Le courant sera très rapide.
— Je m’en suis occupé, répondit Spectre. Durn va s’assurer que les gens soient avertis d’éviter les rues creuses.
Sazed hocha la tête. Spectre ne put s’empêcher d’être impressionné. La construction complexe de bois, de fils et de mécanismes donnait l’impression qu’il aurait dû falloir des mois pour l’assembler, plutôt que des semaines. De grands filets remplis de pierres maintenaient suspendues les quatre portes d’écluse en attendant de bloquer le fleuve.
— C’est incroyable, Saze, dit Spectre. Avec un signe aussi spectaculaire que la réapparition des eaux des canaux, le peuple va forcément nous écouter plutôt que le Citoyen.
Les hommes de Brise et de Durn avaient travaillé dur ces dernières semaines, soufflant aux gens de guetter un miracle de la part du Survivant des Flammes. Quelque chose d’extraordinaire, qui prouverait – une fois pour toutes – qui était le véritable maître de cette ville.
— C’est le mieux que je puisse faire, dit Sazed en inclinant modestement la tête. Le système ne sera pas parfaitement étanche, bien entendu. Mais ça ne devrait guère avoir d’importance.
— Messieurs ? demanda Spectre en se tournant vers quatre des soldats de Luthadel. Vous comprenez bien ce que vous devez faire ?
— Oui, milord, répondit le chef des soldats. Nous attendons un messager, puis baissons ce levier-là.
— Si aucun messager ne vient, dit Sazed en levant le doigt, n’oubliez pas d’activer le mécanisme de blocage dans l’autre pièce, pour empêcher l’eau de s’écouler hors de cette réserve. Autrement, le lac va finir par se vider. Mieux vaut garder ce réservoir plein, au cas où.
— Oui, monsieur, répondit le soldat en hochant la tête.
Spectre se retourna en direction de la grotte. Les soldats allaient et venaient, s’affairaient aux préparatifs. Il allait avoir besoin de la plupart d’entre eux pour les activités de la nuit. Ils paraissaient enthousiastes – ils étaient restés trop longtemps cloîtrés dans la grotte et le bâtiment qui la surmontait. Sur le côté, Beldre regardait le mécanisme de Sazed avec intérêt. Spectre s’éloigna des soldats pour s’approcher d’elle d’un pas rapide.
— Vous allez réellement le faire ? demanda-t-elle. Rendre l’eau aux canaux ?
Spectre hocha la tête.
— Il m’est arrivé d’imaginer quel effet ça ferait si les eaux revenaient, dit-elle. La ville paraîtrait moins vide – elle deviendrait importante, comme aux premiers temps de l’Empire Ultime. Tous ces splendides canaux. Ce ne seraient plus des entailles hideuses dans le sol.
— Ce sera un spectacle magnifique, l’assura Spectre en souriant.
Beldre se contenta de secouer la tête.
— Je suis… stupéfaite que vous puissiez être deux personnes si différentes à la fois. Comment l’homme capable de faire quelque chose d’aussi beau pour ma ville peut-il également planifier sa destruction ?
— Beldre, je ne prévois pas de détruire votre ville.
— Seulement son gouvernement.
— Je fais ce qui est nécessaire.
— Les hommes disent tout le temps ça, répondit Beldre. Mais tout le monde paraît avoir une opinion différente de ce qui « doit » être fait.
— Votre frère a eu sa chance, précisa Spectre.
Beldre baissa les yeux. Elle portait toujours sur elle la lettre qu’ils avaient reçue un peu plus tôt dans la journée – une réponse de Quellion. Les supplications de Beldre étaient sincères, mais le Citoyen avait répondu par des insultes, laissant sous-entendre qu’elle avait été contrainte d’écrire cette lettre parce qu’on la retenait prisonnière.
Je ne crains pas un usurpateur, disait la lettre. Je suis protégé par le Survivant en personne. Vous n’aurez pas cette ville, tyran.
Beldre leva la tête.
— Ne faites pas ça, murmura-t-elle. Accordez-lui plus de temps. Je vous en supplie.
Spectre hésita.
— Nous n’avons pas de temps, chuchota Kelsier. Fais ce qui est nécessaire.
— Je suis désolé, dit Spectre en se détournant d’elle. Restez avec les soldats – je laisse quatre hommes pour vous garder. Pas pour vous empêcher de fuir, même s’ils vont le faire. Je veux que vous restiez dans cette grotte. Je ne peux pas vous promettre que les rues seront sûres.
Il l’entendit renifler doucement derrière lui. Il la laissa plantée là, puis se dirigea vers le groupe de soldats en train de se rassembler. Un homme apporta à Spectre ses cannes de duel et sa cape brûlée. Goradel se tenait à l’avant des soldats, l’air très fier.
— Nous sommes prêts, milord.
Brise vint se placer près de lui, secouant la tête, tapotant le sol de sa canne de duel. Il soupira.
— C’est reparti.
L’événement de la soirée était un discours que Quellion annonçait depuis quelque temps. Il avait cessé les exécutions récemment, comme s’il avait enfin compris que les morts contribuaient à l’instabilité de son règne. Il comptait apparemment revenir à la bienveillance, organiser des rassemblements, mettre l’accent sur les choses formidables qu’il faisait pour la ville.
Spectre marchait seul, un peu en avant par rapport à Brise, Allrianne et Sazed, qui discutaient derrière lui. Plusieurs soldats de Goradel le suivaient également, vêtus d’habits communs d’Urteau. Spectre avait divisé leurs rangs pour les envoyer par divers trajets. Il ne faisait pas encore noir – aux yeux de Spectre, le soleil couchant était vif, l’obligeant à porter son bandeau et ses lunettes. Quellion aimait donner ses discours en soirée, de sorte que les brumes tombent à ce moment-là. Il aimait le lien ainsi sous-entendu avec le Survivant.
Une silhouette sortit en clopinant d’une rue creuse latérale près de Spectre. Durn marchait voûté, la silhouette masquée par une cape. Spectre respectait son insistance à abandonner la sécurité de la Herse pour s’acquitter lui-même de certaines tâches. Ce qui expliquait peut-être pourquoi il s’était retrouvé chef de la clandestinité de la ville.
— Les gens se rassemblent, comme prévu, déclara Durn en toussant discrètement. Certains de tes soldats sont déjà ici.
Spectre hocha la tête.
— Les choses sont… instables en ville, déclara Durn. Et ça m’inquiète. Des groupes que je ne peux pas contrôler ont déjà commencé à piller une partie des manoirs interdits de la noblesse. Mes hommes sont tous occupés à essayer de faire sortir les gens des rues creuses.
— Tout ira bien, déclara Spectre. La majeure partie de la population assistera au discours.
Durn garda un moment le silence.
— On raconte que Quellion va se servir de son discours pour te dénoncer, puis ordonner une attaque sur le bâtiment du Ministère où tu demeures.
— Dans ce cas, c’est une bonne chose que nous n’y soyons pas, répondit Spectre. Il n’aurait pas dû retirer ses soldats, même s’il avait réellement besoin qu’ils maintiennent l’ordre en ville.
Durn hocha la tête.
— Qu’y a-t-il ? demanda Spectre.
— J’espère simplement que tu es en mesure de gérer tout ça, mon garçon. Au-delà de cette nuit, la ville sera à toi. Traite-la mieux que ne le faisait Quellion.
— Promis, répondit Spectre.
— Mes hommes vont créer une diversion pour toi pendant le discours. Adieu.
Durn prit le tournant suivant à gauche et disparut dans une autre ruelle creuse.
Devant, la foule se rassemblait déjà. Spectre releva le capuchon de sa cape, gardant ses yeux bandés tandis qu’il se frayait un chemin à travers les gens. Il distança rapidement Sazed et les autres, remontant une passerelle en direction de la vieille place de la ville – celle que Quellion avait choisie pour son discours. Ses hommes avaient dressé une estrade de bois depuis laquelle le Citoyen pouvait faire face à la foule. Le discours avait déjà commencé. Spectre s’arrêta non loin d’une patrouille de gardes. Les soldats de Quellion entouraient l’estrade en grand nombre, surveillant la foule.
Des minutes s’écoulèrent, que Spectre passa à écouter résonner la voix de Quellion sans toutefois prêter attention à ses propos. De la cendre tombait autour de lui, aspergeant la foule. Les brumes commencèrent à se tortiller dans les airs.
Il écouta, avec des oreilles qu’aucun autre homme ne possédait. Il utilisait l’étrange capacité de l’allomancie à filtrer et ignorer – à percer les bavardages, les murmures et les toux, tout comme il était capable de voir à travers les brumes. Il entendait la ville. Des cris au loin.
Ça venait de commencer.
— Trop vite ! murmura une voix, un mendiant qui vint se placer à ses côtés. Message de Durn. Des émeutes dans les rues, et il ne les a pas provoquées ! Durn ne peut pas les maîtriser. Milord, la ville commence à brûler !
— C’était une nuit guère différente de celle-ci, murmura une autre voix, celle de Kelsier. Une nuit splendide. Où j’ai pris la ville de Luthadel pour me l’approprier.
Une agitation naquit à l’arrière de la foule ; les hommes de Durn provoquaient leur diversion. Plusieurs des gardes de Quellion s’éloignèrent pour aller réprimer l’émeute toute proche. Le Citoyen continuait à crier ses accusations. Spectre entendit son propre nom prononcé par Quellion, mais le contexte n’était à ses oreilles qu’un bruit indistinct.
Spectre inclina la tête en arrière pour regarder le ciel. De la cendre tombait vers lui, comme s’il la traversait dans les airs. Comme un Fils-des-brumes.
Sa capuche retomba. Autour de lui, des hommes murmurèrent de surprise.
Une horloge sonna au loin. Les soldats de Goradel se ruèrent sur l’estrade. Autour de lui, Spectre sentait naître un feu. Le feu de la rébellion, qui brûlait dans la ville. Tout comme la nuit où Kelsier avait renversé le Seigneur Maître. Les torches de la révolution. Puis les gens avaient placé Elend sur le trône.
Cette fois, ce serait Spectre qu’ils allaient désigner.
Je ne serai plus faible, se dit-il. Plus jamais.
Les derniers soldats de Quellion s’éloignèrent précipitamment de l’estrade pour aller combattre les hommes de Goradel. La foule s’éloigna de la bataille, mais personne ne courait. Ils étaient préparés pour les événements de la nuit. Beaucoup devaient attendre, guettant les signes promis par Spectre et Durn – des signes révélés à peine quelques heures auparavant pour minimiser le risque que les espions de Quellion apprennent le plan de Spectre. Un miracle dans les canaux, et la preuve que Quellion était allomancien.
Si le Citoyen – ou n’importe lequel de ses gardes se trouvant sur l’estrade – lançait des pièces ou utilisait l’allomancie pour sauter dans les airs, les gens le verraient. Ils sauraient qu’ils avaient été trompés. Et ce serait la fin. La foule s’écarta des soldats en train de jurer, et leur retrait laissa Spectre seul. La voix de Quellion se tut enfin. Plusieurs de ses soldats se précipitèrent pour lui faire quitter l’estrade.
Les yeux de Quellion trouvèrent Spectre. Alors seulement, ils trahirent la peur.
Spectre bondit. Il ne pouvait pas recourir à une Poussée d’acier, mais ses jambes étaient nourries par le pouvoir du potin attisé. Il s’éleva très haut, dépassant sans aucun mal le bord de l’estrade, et atterrit accroupi. Il dégagea une canne de duel puis fonça sur le Citoyen.
Derrière lui, des gens se mirent à crier. Spectre entendit son nom, Survivant des Flammes. Survivant. Il n’allait pas se contenter de tuer Quellion, mais le détruire. Ébranler son règne, comme l’avait suggéré Brise. Alors, l’Apaiseur et Allrianne manipuleraient la foule pour l’empêcher de fuir sous l’effet de la panique. Pour la maintenir en place.
Afin qu’elle puisse assister au spectacle que Spectre allait donner.
Les gardes qui se trouvaient aux côtés de Quellion virent Spectre trop tard. Il terrassa le premier sans mal et lui défonça le crâne à travers son casque. Quellion hurla pour appeler des renforts.
Spectre visa un autre homme, mais sa cible se déplaça hors d’atteinte, à une vitesse surnaturelle. Spectre recula sur le côté juste à temps pour esquiver un coup, et l’arme lui érafla la joue. Cet homme robuste était un allomancien – un brûleur de potin. Il ne portait pas d’épée, mais un gourdin hérissé d’éclats d’obsidienne.
Le potin n’est pas assez spectaculaire, songea Spectre. Les gens ne sauront pas distinguer si quelqu’un réagit trop vite ou encaisse trop de dégâts. Je dois obliger Quellion à lancer des pièces.
Le Cogneur recula, notant de toute évidence la vitesse accrue de Spectre. Il gardait son arme levée d’un air méfiant, mais n’attaqua pas. Il devait simplement gagner du temps pour que son compagnon puisse éloigner Quellion. Le Cogneur ne serait pas facile à combattre – il aurait plus d’adresse que Spectre, et même plus de force.
— Votre famille est libre, mentit calmement Spectre. Nous l’avons sauvée un peu plus tôt. Aidez-nous à capturer Quellion – il n’a plus de prise sur vous.
Le Cogneur hésita, baissant son arme.
— Tue-le ! aboya Kelsier.
Spectre n’en avait pas eu l’intention, mais il réagit au signal. Il se faufila derrière le Cogneur. L’homme se retourna, stupéfait, et Spectre lui assena alors un revers sur le crâne. Sa canne de duel se brisa. Le Cogneur s’effondra et Spectre s’empara de son arme, le gourdin muni d’éclats d’obsidienne.
Quellion se trouvait au bord de la scène. Spectre bondit, survolant l’estrade de bois. Lui pouvait sans aucun problème recourir à l’allomancie ; il n’avait pas prêché contre elle. Seul cet hypocrite de Quellion devait redouter d’utiliser ses pouvoirs.
Spectre abattit le garde restant tout en atterrissant – les éclats d’obsidienne lui déchirèrent la chair. Le soldat tomba, et Quellion se retourna.
— Je n’ai pas peur de vous ! déclara-t-il d’une voix tremblante. Je suis protégé !
— Tue-le, ordonna Kelsier, qui apparut visiblement sur l’estrade toute proche.
En règle générale, le Survivant ne parlait que dans sa tête ; il n’était pas réellement apparu depuis ce jour-là dans le bâtiment en flammes. Ce qui signifiait qu’il se passait quelque chose d’important.
Spectre agrippa le Citoyen par l’avant de sa chemise et l’attira vers lui. Il éleva le morceau de bois, et le sang coula sur le côté de sa main depuis les éclats d’obsidienne.
— Non !
Spectre se figea au son de cette voix, puis jeta un coup d’œil sur le côté. Elle était là, bousculant la foule pour se frayer un chemin, approchant de l’espace dégagé devant l’estrade.
— Beldre ? demanda Spectre. Comment êtes-vous sortie de la grotte ?
Mais bien évidemment, elle ne l’entendait pas. Seule l’ouïe surnaturelle de Spectre lui avait permis de distinguer sa voix des bruits de peur et de combat. Il croisa son regard au loin, et la vit formuler des mots davantage qu’il ne l’entendit.
S’il vous plaît. Vous aviez promis.
— Tue-le !
Ce fut le moment que choisit Quellion pour tenter de se dégager. Spectre se retourna et l’attira de nouveau – plus fort cette fois, si bien qu’il faillit arracher la chemise de Quellion lorsqu’il le jeta sur l’estrade de bois. Quellion cria de douleur, et Spectre leva son arme brutale à deux mains.
Quelque chose scintilla à la lueur des flammes. Spectre sentit à peine le coup, qui le laissa toutefois sonné. Il tituba, baissa les yeux et vit du sang couler de son flanc. Quelque chose avait transpercé la chair de son bras droit et de son épaule. Pas une flèche, bien que le mouvement ait été similaire. Son bras retomba, et bien qu’il n’éprouve pas la douleur, il lui semblait que ses muscles ne fonctionnaient pas correctement.
Quelque chose m’a touché. Une… pièce.
Il se retourna. Beldre se tenait à l’avant de la foule, en larmes, main levée vers lui.
Elle était là le jour où on m’a capturé, songea Spectre, engourdi, aux côtés de son frère. Il la garde toujours à proximité. Pour la protéger, ou du moins, c’était ce qu’on croyait.
Et si c’était l’inverse ?
Spectre se redressa bien droit, tandis que Quellion geignait devant lui. Un filet de sang coulait sur le bras de Spectre depuis la plaie qu’avait laissée la pièce de Beldre, mais il l’ignora, la regardant fixement.
— Ça a toujours été vous, l’allomancienne, murmura-t-il. Pas votre frère.
Puis la foule se mit à hurler – sans doute encouragée par Brise.
— La sœur du Citoyen est une allomancienne !
— Hypocrite !
— Menteur !
— Il a tué mon oncle, mais il a laissé sa propre sœur en vie !
Beldre cria tandis que la foule, soigneusement préparée, voyait la preuve que Spectre leur avait promise. Elle n’était pas la cible visée au départ, mais il était trop tard pour arrêter la machine qu’il avait mise en marche. La foule se rassembla autour de Beldre, hurlant de colère, la bousculant en son sein.
Spectre s’avança vers elle, levant son bras blessé. Puis une ombre tomba sur lui.
— Elle a toujours eu l’intention de vous trahir, Spectre, déclara Kelsier.
Spectre se retourna pour regarder le Survivant. Il se tenait bien droit, comme le jour où il avait affronté le Seigneur Maître.
— Tu passais ton temps à attendre un assassin, dit Kelsier. Tu n’avais pas compris que Quellion en avait déjà envoyé un. Sa sœur. Tu ne trouvais pas étrange qu’il l’ait laissée s’éloigner de lui pour entrer dans le camp ennemi ? Elle y avait été envoyée pour vous tuer. Brise, Sazed et toi. Le problème, c’est qu’elle a été dorlotée comme une fille de riches. Elle n’a pas l’habitude de tuer. Elle ne l’a jamais eue. Elle n’a jamais représenté un réel danger pour toi.
Il y eut un violent mouvement de foule et Spectre se retourna, inquiet pour Beldre. Il se calma toutefois quelque peu lorsqu’il comprit que les gens l’attiraient simplement vers l’estrade.
— Survivant ! psalmodiaient-ils. Survivant des Flammes !
— Notre roi !
Ils jetèrent Beldre devant lui et la poussèrent sur l’estrade. Ses vêtements écarlates étaient déchirés, ses cheveux auburn en désordre. Sur le côté, Quellion geignait. Spectre lui avait apparemment cassé le bras sans s’en apercevoir.
Spectre s’avança au secours de Beldre. Elle saignait par plusieurs petites entailles, mais elle était vivante. Et elle pleurait.
— Elle était son garde du corps, expliqua Kelsier en s’avançant vers Beldre. C’est pourquoi elle restait toujours auprès de lui. Quellion n’est pas allomancien. Il ne l’a jamais été.
Spectre s’agenouilla près de la jeune fille et eut un mouvement de recul en la voyant couverte de bleus.
— Maintenant, poursuivit Kelsier, tu dois la tuer.
Spectre leva les yeux tandis que le sang perlait sur sa joue entaillée par le Cogneur. Il coulait également de son menton.
— Quoi ?
— Tu veux le pouvoir, Spectre ? demanda Kelsier en s’avançant. Tu veux devenir un meilleur allomancien ? Eh bien, le pouvoir doit bien provenir de quelque part. Il n’est jamais gratuit. Cette femme est une Lance-pièces. Tue-la et tu pourras disposer de son pouvoir. Je te le donnerai.
Spectre baissa les yeux vers la femme en larmes. Il se sentait très bizarre, comme s’il n’était pas vraiment là. Son souffle était laborieux, saccadé, et son corps tremblait malgré le potin. La foule scandait son nom. Quellion marmonnait quelque chose. Beldre pleurait toujours.
Spectre leva sa main ensanglantée pour arracher son bandeau, et ses lunettes tombèrent à terre. Il se leva en titubant pour regarder la ville.
Et il la vit brûler.
Le bruit d’émeutes résonnait dans les rues. Les flammes brûlaient à une dizaine d’endroits différents, éclairant les brumes, projetant un halo infernal sur la ville. Ce n’étaient pas du tout les feux de la rébellion. Mais ceux de la destruction.
— Ce n’est pas juste…, murmura Spectre.
— Tu vas prendre la ville, Spectre, dit Kelsier. Tu auras ce que tu as toujours voulu ! Tu seras comme Elend, et comme Vin. Et même meilleur qu’eux ! Tu auras les titres d’Elend et le pouvoir de Vin ! Tu seras comme un dieu !
Spectre se détourna de la ville en flammes lorsque quelque chose retint son attention. Quellion tendait son bras valide, en direction…
De Kelsier.
— Je vous en supplie, murmura Quellion. (Il semblait réussir à voir le Survivant, bien que personne d’autre n’en soit capable autour d’eux.) Milord Kelsier, pourquoi m’avez-vous abandonné ?
— Je t’ai accordé le potin, Spectre, dit Kelsier d’une voix furieuse sans regarder Quellion. Est-ce que tu vas maintenant me refuser ça ? Tu dois dégager l’une des tiges d’acier qui soutiennent cette scène. Ensuite, tu dois prendre la jeune fille et la serrer contre ta poitrine. Tue-la à l’aide de la tige, et plante-la dans ton propre corps. C’est le seul moyen !
Tue-la avec la tige…, se dit Spectre, engourdi. Tout a commencé ce jour où j’ai failli mourir. Je combattais un Cogneur au marché ; je l’ai utilisé comme bouclier. Mais… l’autre soldat a frappé quand même et m’a atteint à travers son ami.
Spectre s’écarta de Beldre en titubant et s’agenouilla près de Quellion. L’homme poussa un cri lorsque Spectre le plaqua contre les planches de bois.
— C’est bien, dit Kelsier. Tue-le d’abord.
Mais Spectre ne l’écoutait pas. Il arracha la chemise de Quellion pour étudier son épaule et sa poitrine. Il n’y vit rien d’inhabituel. Le bras du Citoyen, en revanche, était transpercé d’un bout de métal. Qui paraissait être du bronze. D’une main tremblante, Spectre arracha le métal. Quellion hurla.
Mais Kelsier aussi.
Spectre se retourna, la tige de bronze ensanglantée en main. Kelsier était en rage et s’avançait, mains recourbées comme des griffes.
— Qu’est-ce que vous êtes ? demanda Spectre.
La créature hurla mais Spectre l’ignora, baissant les yeux vers sa propre poitrine. Il arracha sa chemise pour dévoiler la plaie quasiment guérie à son épaule. Un éclat de métal y scintillait toujours, la pointe de l’épée. L’épée qui avait traversé un allomancien – tuant cet homme – puis pénétré dans le corps de Spectre. Kelsier lui avait dit de laisser l’éclat en place. Comme symbole de ce qu’il avait enduré.
La pointe dépassait de sa peau. Comment avait-il pu l’oublier ? Comment avait-il ignoré un fragment de métal si gros à l’intérieur de son corps ? Spectre voulut le retirer.
— Non ! s’exclama Kelsier. Spectre, tu veux redevenir normal ? Inutile ? Tu vas perdre ton potin et redevenir faible, comme quand tu as laissé mourir ton oncle !
Spectre hésita.
Non, se dit-il. Quelque chose ne tourne pas rond. J’étais censé démasquer Quellion et le pousser à utiliser l’allomancie, au lieu de quoi j’ai simplement attaqué. Je voulais tuer. J’ai oublié les plans et les préparatifs. J’ai apporté la destruction à cette ville.
Ce n’est pas ce que je voulais !
Il tira de sa botte son poignard de verre. Kelsier hurlait atrocement à ses oreilles, mais Spectre s’obstina et entailla la chair de sa poitrine. Il y plongea ses doigts renforcés par l’étain et s’empara du fragment d’acier enchâssé à l’intérieur.
Puis il arracha le morceau de métal et le jeta sur l’estrade, hurlant sous le choc et la douleur. Kelsier disparut aussitôt. Tout comme la capacité de Spectre à brûler du potin.
Tout lui retomba dessus d’un seul coup : l’épuisement de s’être surmené pendant tout le temps passé à Urteau. Les blessures qu’il avait ignorées. La soudaine explosion de lumière, de sons, d’odeurs et de sensations à laquelle le potin lui avait permis de résister. Ils le terrassèrent et l’écrasèrent comme une force physique. Il s’effondra sur l’estrade.
Il gémit, désormais incapable de réfléchir. Il pouvait simplement laisser les ténèbres l’emporter…
La ville de Beldre est en train de brûler.
Les ténèbres…
Des milliers mourront dans les flammes.
Les brumes lui chatouillaient les joues. Au sein de la cacophonie, Spectre avait laissé son étain s’estomper, le libérer des sensations, lui permettant de se sentir merveilleusement engourdi. C’était mieux ainsi.
Tu veux devenir comme Kelsier ? Vraiment ? Alors bats-toi quand on te bat !
— Lord Spectre ! dit une voix faible.
Survivre !
Avec un hurlement de douleur, Spectre attisa son étain. Comme toujours, le métal lui apporta une vague de sensations – des milliers, dont l’afflux l’assomma. Douleur. Sensation. Ouïe. Des bruits, des odeurs, des lumières.
Et la lucidité.
Spectre s’obligea à s’agenouiller, pris d’une quinte de toux. Du sang coulait toujours de son bras. Il leva les yeux. Sazed courait en direction de l’estrade.
— Lord Spectre ! appela Sazed, haletant, en arrivant près de lui. Lord Brise est en train d’essayer d’apaiser les émeutes, mais nous avons poussé cette ville trop loin, je crois ! Les gens vont tout détruire.
— Les flammes, répondit Spectre d’une voix rauque. Nous devons éteindre les incendies. Cette ville est trop sèche, il y a trop de bois. Elle va brûler, et tous ses habitants avec.
Sazed prit un air grave.
— Nous ne pouvons rien y faire. Nous devons sortir ! Cette émeute va nous détruire.
Spectre jeta un coup d’œil sur le côté. Beldre était agenouillée près de son frère. Elle avait pansé sa blessure, puis placé son bras dans une écharpe de fortune. Quellion regarda Spectre, l’air hébété. Comme s’il venait de se réveiller d’un rêve.
Spectre se releva en titubant.
— Nous n’allons pas abandonner la ville, Sazed.
— Mais…
— Non ! insista Spectre. Je me suis enfui de Luthadel en laissant mourir Clampin. Je refuse de m’enfuir une fois de plus ! On peut arrêter les flammes. Il nous faut simplement de l’eau.
Sazed hésita.
— De l’eau, dit Beldre en se levant.
— Les canaux vont bientôt se remplir, ajouta Spectre. On peut organiser des brigades anti-incendie – utiliser la crue pour arrêter les flammes.
Beldre baissa les yeux.
— Il n’y aura pas de crue, Spectre. Les gardes que vous avez laissés… Je les ai attaqués avec des pièces.
Un frisson parcourut Spectre.
— Ils sont morts ?
Elle secoua la tête, les cheveux en désordre, le visage éraflé.
— Je n’en sais rien, dit-elle tout bas. Je n’ai pas regardé.
— Les eaux ne sont pas encore là, ajouta Sazed. Elles… auraient déjà dû être libérées.
— Dans ce cas, nous allons les amener ! aboya Spectre. (Il se tourna vers Quellion puis tituba, pris de vertige.) Vous ! dit-il en désignant le Citoyen. Vous vouliez être roi de cette ville ? Eh bien, dirigez ces gens. Prenez leur contrôle et préparez-les à éteindre ces feux.
— Je ne peux pas, répondit Quellion. Ils vont me tuer pour ce que j’ai fait.
Spectre chancela, pris de vertige. Il s’appuya contre une poutre en se tenant la tête. Beldre avança d’un pas vers lui.
Spectre leva les yeux pour croiser le regard de Quellion. Les feux de la ville étaient si vifs que son étain attisé l’empêchait presque d’y voir. Cependant, il n’osait pas dégager le métal – seule la puissance de ce bruit, de cette chaleur et de cette douleur le gardait éveillé.
— Vous allez les accompagner, dit Spectre. Je me moque bien qu’ils vous taillent en pièces, Quellion. Vous allez essayer de sauver cette ville. Sinon, je vous tuerai en personne. Compris ?
Le Citoyen s’immobilisa, puis hocha la tête.
— Sazed, reprit Spectre, conduisez-le à Brise et Allrianne. Je retourne à la cachette. Je vais trouver un moyen d’amener les eaux jusqu’aux canaux. Demandez à Brise et aux autres de former des brigades anti-incendie pour éteindre les flammes dès qu’il y aura de l’eau.
Sazed hocha la tête.
— C’est un bon plan. Mais c’est Goradel qui va conduire le Citoyen. Je vous accompagne.
Spectre hocha la tête avec lassitude. Puis, tandis que Sazed allait chercher le capitaine de la garde – qui avait apparemment organisé un périmètre de défense autour de la place –, Spectre descendit de l’estrade et s’obligea à se diriger vers la cachette.
Bientôt, il vit quelqu’un tenter de le rattraper. Puis, au bout de quelques instants, cette personne le dépassa et continua à courir. Une partie de son esprit savait que c’était une bonne chose que Sazed ait décidé d’avancer – le Terrisien avait créé le mécanisme qui inonderait la ville. Il allait baisser le levier. On n’avait pas besoin de Spectre.
Continue à avancer.
Ce qu’il fit, comme s’il expiait à chaque pas ce qu’il avait fait à cette ville. Au bout de quelques instants, il s’aperçut que quelqu’un se trouvait à ses côtés et nouait un pansement autour de son bras.
Il cligna des yeux.
— Beldre ?
— Je vous ai trahi, dit-elle en baissant la tête. Mais je n’avais pas le choix. Je ne pouvais pas vous laisser le tuer. Je…
— Vous avez fait ce qu’il fallait, répondit Spectre. Quelque chose… nous manipulait, Beldre. Cette chose possédait votre frère. Elle a failli me posséder aussi. Je ne sais pas. Mais il faut qu’on continue à marcher. Le repaire est proche. En haut de la passerelle.
Elle le soutint tandis qu’ils marchaient. Spectre sentit la fumée avant d’arriver sur place. Il vit la lumière et sentit la chaleur. Beldre et lui montèrent jusqu’en haut de la passerelle, rampant quasiment, car elle était presque aussi mal en point que lui. Cependant Spectre savait ce qu’il allait trouver.
Le bâtiment du Ministère, comme une grande partie de la ville, était en flammes. Sazed se tenait devant lui, protégeant ses yeux d’une main. Pour les sens affinés de Spectre, l’éclat des flammes était si intense qu’il dut détourner le regard. La chaleur lui donnait l’impression de se tenir à quelques centimètres du Soleil.
Sazed tenta de s’approcher du bâtiment, mais fut contraint de reculer. Il se retourna vers Spectre, s’abritant le visage.
— Il fait trop chaud ! dit-il. Il faut que nous trouvions de l’eau, ou peut-être du sable. Pour éteindre le feu avant de pouvoir descendre.
— Trop tard…, murmura Spectre. Ça prendra trop longtemps.
Beldre se retourna pour regarder sa ville. Aux yeux de Spectre, la fumée paraissait se tortiller partout, s’élever vers le ciel comme pour y rencontrer les chutes de cendre.
Il serra la mâchoire, puis s’avança en titubant vers les flammes.
— Spectre ! s’écria-t-elle.
Mais elle n’avait pas à s’inquiéter. Les flammes étaient trop chaudes. La douleur était si forte qu’il dut reculer avant d’avoir franchi la moitié de la distance. Il recula en titubant et rejoignit Beldre et Sazed, hoquetant en silence, ravalant ses larmes. En raison de ses sens accrus, il lui était encore plus difficile d’approcher des flammes.
— Nous ne pouvons rien faire ici, déclara Sazed. Nous devons rassembler des équipes et revenir plus tard.
— J’ai échoué, murmura Spectre.
— Pas plus que n’importe lequel d’entre nous, répondit Sazed. C’est ma faute. L’empereur m’a nommé responsable.
— Nous étions censés apporter la sécurité à cette ville, dit Spectre. Pas la destruction. Je devrais être en mesure d’arrêter ces flammes. Mais ça fait trop mal.
Sazed secoua la tête.
— Ah, lord Spectre. Vous n’êtes pas un dieu, capable de commander au feu selon votre bon vouloir. Vous êtes un homme, comme nous autres. Nous sommes tous… simplement des hommes.
Spectre se laissa entraîner. Sazed avait raison, bien entendu. Il n’était qu’un homme. Rien que Spectre. Kelsier avait choisi sa bande avec soin. Il leur avait laissé un mot lorsqu’il était mort. Il avait cité les autres – Vin, Brise, Dockson, Clampin et Ham. Il avait parlé d’eux, des raisons qui l’avaient poussé à les choisir.
Mais pas de Spectre. Le seul qui n’y avait pas sa place.
C’est moi qui t’ai nommé, Spectre. Tu étais mon ami.
Est-ce que ça ne suffit pas ?
Spectre s’immobilisa, obligeant les autres à s’arrêter. Sazed et Beldre se tournèrent vers lui. Spectre regarda fixement dans la nuit. Une nuit bien trop claire. Les feux se propageaient. La fumée était âcre.
— Non, murmura-t-il, pleinement lucide pour la première fois depuis le début des violences de la soirée.
Il se dégagea de la poigne de Sazed et courut en direction du bâtiment en flammes.
— Spectre ! hurlèrent deux voix dans la nuit.
Il approcha des flammes. Sa respiration se fit pénible, et sa peau se mit à brûler. Le feu était vif – dévorant. Il fonça droit dessus. Puis, quand la douleur devint trop forte, il éteignit son étain.
Et sentit son corps s’engourdir.
Tout se passa comme précédemment, lorsqu’il s’était retrouvé pris au piège dans le bâtiment sans le moindre métal. Attiser de l’étain pendant si longtemps avait accru ses sens mais, à présent qu’il n’en brûlait plus du tout, ces mêmes sens devenaient assourdis. Son corps tout entier s’émoussa, privé de sensation.
Il franchit violemment la porte pour pénétrer dans le bâtiment, tandis que des flammes pleuvaient autour de lui.
Son corps brûlait. Mais il ne sentait pas les flammes, et la douleur ne pouvait plus le faire renoncer. Le feu brûlait assez fort pour que même ses yeux affaiblis y voient encore. Il se précipita, ignorant le feu, la chaleur, la fumée.
Survivant des Flammes.
Il savait que les flammes étaient en train de le tuer. Malgré tout, il s’obligea à continuer d’avancer bien au-delà du stade où la douleur aurait dû le plonger dans l’inconscience. Il atteignit la pièce du fond et se laissa glisser au bas de l’échelle brisée.
La grotte était sombre. Il la traversa en titubant, dépassant étagères et meubles, progressant le long du mur, mû par un désespoir qui l’avertissait qu’il n’avait pas beaucoup de temps. Son corps ne fonctionnait plus correctement – il lui en avait trop demandé, et il ne disposait plus de potin.
Il se réjouissait qu’il fasse noir. Lorsqu’il trébucha enfin contre la machine de Sazed, il comprit qu’il aurait été horrifié de voir ce que les flammes avaient fait à ses bras.
Geignant tout bas, il chercha et trouva le levier à tâtons – du moins espérait-il que c’était le levier, tant ses mains étaient engourdies. Ses doigts ne fonctionnaient plus. Il se contenta donc d’y projeter tout son poids pour activer le mécanisme.
Puis il se laissa tomber sur le sol, n’éprouvant plus que le noir et le froid.